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Montagnes-montagnes de papier

Jean-Marc FERRER

5 avril 2010

Historien des arts décoratifs du Limousin (Verre-porcelaine-émail XIXe-XXe siècles)

L’impression d’une force tellurique pour ces fragiles volumes de papier en référence immédiate à l’histoire de la céramique chinoise : décor de rochers artificiels, couleur du bleu pur et gradué sur fond blanc  (qinghua)  du début du XVIIIesiècle ; par ailleurs, l’allusion à l’Europe et aux usages de l’objet fonctionnel sur le « vieux continent » céramique  par ce parti-pris de formes oblongues des vases ou des bols qui, assemblés, peuvent reprendre la composition savante d’un surtout  de table. Ruth Gurvich aime la céramique. Particulièrement la porcelaine. Elle a dévalisé des yeux les porcelaines des vitrines des musées. Plasticienne, elle prend le temps pour aborder le design. Patiemment, de Limoges à Nymphenburg, elle a fait le tour et les contours des possibles de la porcelaine interrogeant sans cesse formes, fonctions et décors. Les décors anciens l’attirent, surtout ceux d’un XVIIIesiècle, véritable interface entre Europe et Orient extrême, la Chine particulièrement. Elle s’est imprégnée des graphismes, des compositions sans frontières stylistiques et symboliques mêlant ainsi  des thèmes chers au Japon ou à la Chine ; elle revisite l’Europe du XVIIIe siècle puis du XIXesiècle, celle du goût pour la chinoiserie puis le Japonisme sans autre soucis que celui de mener une enquête formelle et conceptuelle sur les racines et le vocabulaire plastique d’une culture. Une culture à travers l’objet du quotidien comme ici la porcelaine : carrefour de codes, usages et coutumes, l’objet concentre les goûts esthétiques et formels d’une société et de son époque.

Pleurs, comme de nombreuses œuvres en papier de Ruth Gurvich, laisse le spectateur au premier contact visuel dans un confort intellectuel et artistique référencé. Rassuré par « l’objet », soigneusement placé derrière une vitrine du musée ou centré sur une table, une étagère, le spectateur est dans un deuxième temps bousculé dans ses certitudes et contraint à l’identification : Matériaux ? Formes ? Décors ? Échelle ? L’œuvre condense dans sa déclinaison sérielle des paysages de poche. Ruth Gurvich installe sa perspective, ses échelles millimétrées et instille le doute sans déstabiliser. Pleursest envahie par ces bords de précipices de rochers artificiels, motif ornemental dans le goût de la chinoiserie du XVIIIesiècle ; peuplée de femmes pensantes portant le kimono, ces figures féminines éplorées apparaissent plus graphiques pour l’artiste que celles que l’on trouve sur la porcelaine chinoise. Les contours sont ouverts et l’on perçoit un léger sfumato crayonné. La réalité est bousculée, le répertoire ornemental falsifié. L’œil détaille et mesure ; l’esprit recherche la narration. 

Face à l’œuvre, le spectateur rejoint l’artiste et interroge les racines de son histoire culturelle. Montagnes-montages de papier, Pleurs  est un espace où ce médium, choisi délibérément depuis les débuts de l’artiste, est travaillé minutieusement, crayonné et peint avec précision comme une porcelaine. Comme celle-ci qui attend l’épreuve du feu pour révéler son effet final, Ruth Gurvich intervient par écrasement comme pour ces assiettes au répertoire ornemental emprunté aux chefs d’œuvre de l’estampe japonaise, aux détails des figures des acteurs de kabuki japonais. Placé dans un cadre, l’objet écrasé retrouve une bi-dimension  propre au tableau ; l’artiste sans jamais tenté d’imiter, interroge donc inlassablement l’objet et propose au spectateur dans une présentation plastique finale un statut proche de celui de la peinture.  

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