L'objet nature
Christine FREROT
Critique d'art
Il y a des objets prétextes, des objets manipulés et des objets symboliques. Ce qui intéresse Ruth Gurvich, ce sont les objets analysés. L’archéologie (de l’objet) est le principe fondateur d’une recherche minutieuse et subtile que l’artiste développe depuis plusieurs années. Que l’objet soit fonctionnel ou culturel et/ou emblématique (comme l’ont été la porcelaine chinoise ancienne ou les fauteuils de Marcel Breuer et Le Corbusier), il est au centre de son interrogation et de ses expérimentations. L’artiste ne se contente pas d’observer, elle cherche à comprendre ce qu’il y a derrière l’apparence. La séduction de la forme n’aura jamais pour elle le même attrait que celui que suscite le mystère des choses.
Cheminement singulier d’une artiste qui, du dessin au papier froissé et au volume, de la maquette (en papier) à la porcelaine, revient pour cette exposition à la peinture qu’elle n’a jamais quittée. Sa démarche de plasticienne, singulière et cohérente, est imprégnée de cette sage patience que requiert le labeur du faire, presque artisanal, celui de l’acquisition d’un métier. En 1995, Ruth Gruvich opte pour un geste de rupture qui va défier la permanence de la forme et la fonction de l'objet: écraser, plier, tordre, réduire, aplatir la matière préalablement construite (essentiellement papier et calque) en prenant pour modèles des objets archétypaux du quotidien afin de sauvegarder l'esprit de ces emblèmes culturels qui sont autant de références au temps, à la société technologique et au design. Dans cette métamorphose, Ruth Gurvich nous conduit vers une lecture barthienne de son œuvre qui permet diversement à l'objet d'exister, tout en conservant sa première identité.
Cette déconstruction va la conduire vers un autre geste, celui de reconstruire, qui trouvera son aboutissement dans la réalisation des porcelaines. Pour elle, la porcelaine n’est pas un support comme un autre. Sa conception requiert un long apprentissage technique qui la passionne et constitue son vrai défi créateur. L’artiste ne se confronte pas seulement au matériau mais aussi au symbole quand elle dit que "la porcelaine est fragile, délicate, creuse, que c’est l’idée du féminin et qu’elle est source de vie depuis des siècles ». Forme et matériau, fonction et symbole, destruction et construction, illusion et réalité..., l’objet-roi dépasse ses limites, la fonction s’efface et renaît dans la poésie de l’image retrouvée. Dans un registre formel minimaliste, les lignes brisées de la série « Epures » présentée à l’entrée de l’exposition, et les cotes - mesures exactes à partir des modèles en papier - dessinées discrètement en gris foncé sur le fond blanc, confirment néanmoins le désir de mettre à nu ce qui est câché, en accordant à « l’envers » des choses (la structure) un statut qui valorise la fonction en l’esthétisant.
Avec le projet « Sylvestre », Ruth Gurvich aborde une thématique non seulement liée à la forêt mais à la nature qu’elle a cotoyée à plusieurs reprises lors de ses séjours à la Manufacture de Nymphenburg, près de Munich, où sont réalisées ses porcelaines depuis plusieurs années. Le Château du XVIIIe siècle qui abrite ce lieu emblématique est situé au bord d’un grand bassin et il est entouré d’un immense parc où son Pavillon de chasse, somptueusement décoré, en est l’un des joyaux architecturaux. L’artiste a choisi de représenter une série d’animaux de la forêt européenne (loups, cerfs et lièvres) dans de grandes aquarelles sur papier dont la monochromie est presque entièrement dévolue à la couleur verte. Etrangeté de ces figures qui semblent surgir d’une brume opaque et laiteuse, à la fois réelles et irréelles, égarées, à l’affût, sur le qui vive ou en chasse. Sacralisées comme certains animaux-icônes mythiques du panthéon asiatique, ces apparitions suggèrent plus qu’elles ne représentent. Le spectateur échappe aux regards de cette meute inoffensive conçue comme une « phase animale de la nature », en observant au centre de la pièce, l’«étang » où dans le creux des grandes pièces en céramique, pièces uniques de la collection de Nymphenburg, nagent des poissons rouges - des carpes koi japonaises - et volètent libellules et martin-pécheurs.
« Sylvestre » conforte la démarche de Ruth Gurvich autour du matériau. Sa curiosité sur le « comment » lui ouvre à chaque exploration de l’intimité de l’objet, une voie nouvelle qui enrichit et modifie la forme. L’adéquation avec le lieu d’exposition est aussi source d’inspiration et le jeu des moulures appliquées sur le mur et le sol sont autant de rappels à sa décoration baroque qu’à l’utilisation que faisaient les artisans de l’époque des motifs floraux et naturalistes dont ils ornaient à foison les espaces intérieurs. Le projet « Sylvestre » objective le « paysage » conçu par Ruth Gurvich et l’objet-médiation, qu’il soit porcelaine ou moulure en bois, intervient comme le passeur d’une nature à la fois paisible et dangereuse, domestiquée et sauvage, pour un instant de méditation, de jouissance ou de frisson.