top of page

Les champs croisés

Ruth GURVICH : œuvre ouverte I

Christian TOLOSA

9 octobre 2007

Questions sur la représentation.


Dans la production artistique actuelle, l’œuvre de Ruth GURVICH nous étonne par sa singularité et par l’interrogation incessante de son regard sur la matière artistique.

Depuis ses premiers travaux, les multiples questions qu’elle développe avec la rigueur et l’assurance d’une pensée nourrie, nous préservent avec tact d’un schéma réducteur. Le champ est ouvert aussi large que foisonnant, aussi complexe que ce que nous donne à percevoir le fil arachnéen de ses recherches. Car il s’agit bien de cela, d’un travail à long terme, d’une toile tissée avec attention et minutie, non celle unique de la peinture mais celle implacable d’une pensée façonnée, d’une pensée vaste et sereine, énigmatique à l’instar d’une œuvre d’art accomplie.

Ruth GURVICH darde ses flèches sur des cibles d’elle seule connues.
Au fil du temps, chacune d’entre elles se précise et nous questionne tout autant, nous entraînant plus avant, sapant nos certitudes et nous plongeant imperceptiblement dans la plus grande confusion. Qu’elles soient légères, aériennes comme les fils tendues d’une toile d’araignée ou sourdes, profondes et tentaculaires comme un rhizome le modèle s’autogénère, se reproduit. L’oeuvre se perpétue nous édifiant un court instant face à une certitude implacable et nous désarmant aussitôt de tout repère.

Les thèmes de recherche de son travail se succèdent et s’alimentent les uns avec les autres.
Que ce soit l’errance perpétuelle de l’homme et ses trajectoires incertaines, les objets usuels et/ou apatrides, les natures mortes... chaque thème est pour Ruth GURVICH un prétexte à une mise à plat au sens littéral et figuré du terme.
Du mobilier de famille aux porcelaines chinoises japonaises françaises ou allemandes, du mobilier international aux moteurs de l’industrie, de l’automobile aux modes de transport aérien ou maritime, des architectures modernes aux jardins à la française... chaque sujet est questionné tour à tour en tant qu’emblème et stéréotype propre à chaque culture.

Au-delà de leur dimension usuelle, ces objets de grande valeur artistique ont acquis au cours du temps une valeur symbolique incontestable et d’une telle intensité qu’ils sont devenus des objets de représentation universelle. Ruth GURVICH nous questionne sur ces objets, sur les codes de valeurs qui régissent les sociétés actuelles, sur les symboles qu’ils véhiculent mais aussi et dans une moindre mesure sur leur esthétique formelle.

Par les différentes formes de représentation qu’elle nous en donne, elle transgresse les champs de la perception, elle joue de leurs codes, elle déstructure leurs fondements, elle raille leur hégémonie. L’humour, la tendresse, les décalages offerts sont autant de lectures inattendues de ces icônes.

Qu’elle agisse avec la peinture, la toile, le papier, la porcelaine ou quelque autre mode de représentation, Ruth GURVICH ne cesse d’interroger leur pouvoir emblématique. Les techniques se succèdent mais les préoccupations demeurent. Oeuvre aprés œuvre, imbriquant les codes et les symboles, elle agit comme un passeur. Elle complète et enrichie notre perception. Construisant, déconstruisant, associant, mélangeant, imbriquant les concepts et les cultures elle traduit la complexité perceptive du monde d’aujourd’hui. Elle démultiplie les clés d’un nouveau monde.

Naissance de la porcelaine

En nous livrant l’œuvre « M », Ruth GURVICH brouille une nouvelle fois les pistes.

Sur une cimaise du Musée Adrien DUBOUCHE à Limoges, elle visse des prises d’escalade en porcelaine. Les prises sont de formes organiques peintes à la main, à la manière des décors du XVIIIème siècle sur la porcelaine de Meissen en Allemagne. Un adhésif habille la cimaise d’un décor floral. L’œuvre est destinée à être escaladée par des enfants.

Comment interpréter cette œuvre qui convoque la porcelaine en dehors de toute référence usuelle? Qui mélange les sources entre la porcelaine de Limoges et celle de Meissen? Qui mélange les genres entre un mur muséographique et un mur d’escalade, entre des prises d’escalade et des fragments de corps féminins, des fragments de jardin? Qui associe la finesse de la porcelaine et l’austérité des boulons de fixation en acier galvanisé? Qui trompe son monde en habillant d’adhésif un décor peint dupliqué numériquement? Qui utilise les chromos de la porcelaine pour composer une fresque murale? Qui perturbe nos valeurs civiques en nous autorisant à toucher une œuvre artistique au cœur même du musée? Qui fusionne l’œuvre d’art et l’architecture renouant ainsi avec la grande tradition classique?...

Nous pourrions entendre dans ces propos une succession de métaphores, de digressions, mais tout aussi bien n’entendre nulle autre chose que ce qui est. Par association de mots, d’images, de symboles, de formes, de matières, elle mixe les concepts et provoque notre imaginaire. En cela, elle nous restitue le magma de nos valeurs communes.

Du contenant, la porcelaine est devenue support et voilà la matière du quotidien qui se transforme en paysage. La porcelaine ne serait qu’un vecteur de transfert, celui d’un champ à un autre, d’un contexte à un autre, d’une nature à une autre. La porcelaine contiendrait, supporterait les métamorphoses de la pensée. Telle une héroïne du théâtre Nô ou d’un drame élisabéthain la porcelaine perturberait les cœurs sensibles oscillant entre la jouissance d’une beauté froide et la douloureuse crainte d’une «rupture».

Les scènes galantes des figurines de Meissen et le corps déconstruit d’une féminité reconquise..., les doux baisers pleins de tendresse et de pudeur et le corps extatique entre jouissance et douleur..., ou l’autrement de la place de l’amour et de la féminité dans la société d’aujourd’hui... quoi de plus naturel qu’un mur d’escalade nous parle du corps, d’ascension,... d’amour, de cette oeuvre intime construite au quotidien !!!

L’’œuvre d’art révèle son statut de médium entre le monde d’avant et celui d’après le passage. Ruth GURVICH nous prend par la main et nous conduit de prises en prises d’escalade, qu’elle nous tend comme autant de perches, pour gravir au jardin de l’Eden ou celui, plus prosaïque, de la connaissance.

Elle perturbe notre bon sens en rendant résistant une matière qui par habitude ne l’est pas. Elle inverse le sens commun et rétablit une vérité nouvelle : la porcelaine n’est pas seulement un référent culturel mais aussi et avant tout une matière vivante, à la fois sensible, rugueuse et résistante.
La porcelaine renaît au commun. Elle adopte le statut de rocher dur et friable, glissant et dangereux. Porcelaine si douce, si fine, que sont devenus tes doigts de fée ?

Le Mur deviendrait « Mural » (à lire moural en espagnol), la sculpture fresque.
La peinture s’enrichirait spontanément d’une troisième dimension. L’œuvre d’art se fondrait à l’architecture, elle deviendrait partie d’un tout plus vaste, plus profond. Elle ne serait plus isolée sur son socle comme un corps célibataire mais s’établirait en résonance avec le lieu. Ruth GURVICH en faisant dialoguer l’œuvre d’art et l’espace muséographique transforme notre perception du lieu en une oeuvre d’art totale. Le Mur d’escalade devient prétexte à nous interroger sur la place qu’occupent l’architecture et l’œuvre d’art dans l’espace muséographique, si vaste et si restreint du Musée.

Par association de mots, « M » comme Mère Nature, elle nous signifie la relation de l’être au monde, de l’être dans le monde, Ruth GURVICH nous renvoie de l’image du jardin au jardin de rocaille et nous voici à nouveau au cœur du sujet, noyé dans le kaolin de nos fantasmes.

« M » comme Meissen peut-être, et voici la Grande Histoire de la porcelaine convoquée avec ses fondamentaux, ses résonances ses chapelles et ses traditions ; convoquée au cœur même du Limousin où celle-ci est naît en France au XVIII siècle. Alors que les grandes manufactures françaises perdent de leur influence et des parts de marché, cet appel à l’Histoire de la porcelaine sonne comme une mise en garde, un devoir des entreprises françaises de renouveler en permanence leurs modes expressifs et rappelle les allers-retours incessants au cours des siècles, des motifs décoratifs, des techniques et des modes d’expression, entre les différents lieux de production.

L’ouverture, l’échange sont des données concrètes, historiquement actuelles et profondément enracinées dans les pratiques humaines. Ruth GURVICH n’aurait de cesse de nous rappeler les liens permanents qui lient les hommes à l’art, à l’histoire, à la culture, aux civilisations mais aussi et par extension à la géographie et à l’économie. Le mur d’escalade en ses multiples extensions mentales ne laisserait pas en suspens la porcelaine en tant qu’art appliqué. Il serait le témoin d’un mode de production contemporain et de son corps social aujourd’hui en difficulté.

« M » questionnerait aussi notre rôle d’observateur critique face à une œuvre d’art. S’agit-il d’aimer, de comprendre, d’expliquer... qu’aimons-nous en cela ?
Le titre de l’œuvre convoque l’éclectisme de notre pensée, entrecroisant les champs ténus de notre mémoire et reflète une nouvelle fois la cohérence artistique de l’œuvre. Le titre : une œuvre en soi.

« M » pourrait n’être que pure sémantique, associant verbe poésie et langage. Mais ici, elle allie corps matière et support ; elle compose entre forme texture et couleurs. Elle s’établit entre le texte et la texture, sublimant l’un par l’autre dans une œuvre commune.
Avec Ruth GURVICH, les concepts et les mots prennent corps. Le mur, l’installation, l’œuvre propulsent les limites du lieu, mais aussi celles mentales de notre réflexion. Nous sommes seul face à l’œuvre, seul face à nous-même, flottant d’incertitude, traversé d’une pensée éparse, volubile, aussi vive que le voyage immobile d’Orlando errant dans le temps, de territoires en personnages, mourant à une pensée pour renaître à une autre.

La pensée serait sensible, souple, ductile et grandirait par influences, par agrégations successives. L’œuvre de Ruth GURVICH provoque la nature profonde de notre mémoire perceptive. Au corps ancré de la prise d’escalade répond notre errance mentale.

Tout commence par une feuille de papier

Voilà ce que nous pourrions dire pour amorcer un regard critique sur l’œuvre de Ruth GURVICH, en précisant tout aussitôt : « tout se poursuit par une feuille de papier ».

Ruth GURVICH a élu le papier comme son matériau de prédilection. Le papier est constitutif de son travail, il en est sa base même, son principal médium.
Depuis une dizaine d’années, elle utilise les multiples facettes de ses caractéristiques : son grain, sa texture, sa couleur, sa densité, sa porosité, son épaisseur ... alliant sa souplesse et sa légèreté... conjuguant pliage, façonnage, déformation ... l’imbibant d’eau, de peinture, d’acrylique, ... le renforçant avec de la colle, des treillages d’acier, de carton ... composant des formes, des volumes, des aplats ... créant installations et mises en scène,... elle dessine au crayon, peint à l’aquarelle, à l’acrylique... Entre ses mains le papier invente sa forme. Tantôt feuille, il devient objet ; tantôt moule, il devient empreinte.

Le papier, support de son travail, en serait son principal objet, si ce n’est que celui-ci s’enrichit de la problématique artistique toute particulière de Ruth GURVICH que nous pourrions résumer pour simplifier : le brouillage des codes.

Du papier aux objets reconstruits ou du papier aux objets reconstruits puis écrasés Ruth GURVICH a inventé la porcelaine. Non qu’elle ait découvert un matériau nouveau, mais elle nous en donne une lecture nouvelle. Avec elle, la porcelaine gagne la texture, la finesse du papier. Avec elle, la porcelaine reconstruit avec une maladresse feinte l’histoire de la céramique, l’histoire de l’art. Les constructions géométriques du papier imposent et transforment par facettes successives une forme classique en une forme contemporaine. Les tensions internes provoquées par les assemblages collés, créent de légères déformations dont Ruth GURVICH s’accommode et qu’elle exploite. Les objets s’allègent, se libèrent du poids de leur histoire et acquièrent une fragilité gorgée d’humanité. Malgré les tensions, le papier entre les mains de Ruth GURVICH acquiert son autonomie. La matière semble renaître, le dessin prendre corps.

Tout commence par une nature morte ou tout au moins l’idée d’une nature morte.

Et voici convoquée à nouveau, l’histoire de la peinture et de ses natures mortes, ses paysages japonais, l’histoire de la céramique. Voici, que la machine artistique de Ruth GURVICH se remet en branle et croise les concepts, les formes, les cultures. Les ensembles sont créés de toute pièce. Les œuvres sont installées pour donner libre cours au regard du spectateur.

Vibrant d’une vie intérieure, les objets sont peints avec des paysages, des arabesques, des dragons... la peinture n’est plus localisée sur la surface de la toile mais s’exprime sur les objets. Les correspondances s’établissent. Le sujet de la représentation change de camp, change de support, change de dimension. La peinture n’est plus une surface mais un volume. La nature morte n’est plus une représentation mais une nature vivante et expressive, sensible aux variations de la lumière, à la position du regard. La nature morte a cédé sa représentation frontale à une représentation multiple et dynamique. Le paysage fragmenté est peint sur chacun des objets. Place est laissée au spectateur de se positionner, de reconstruire l’entre-deux, de poursuivre le paysage amorcé. L’œuvre singulière ouvre un champ sans clôture.

Ruth GURVICH fait face à l’étendue du monde, celui qu’elle parcourt, celui qui la traverse, celui des objets, des objets de l’art. Sous son regard, le temps n’a pas de prise, tout est disponible à sa perspicacité et à ses questionnements. Le monde actuel et son histoire participent d’un même mouvement et acquièrent dans son interprétation une dimension contemporaine. Telle l’Histoire, elle reconstruit le monde de hier par le regard d’aujourd’hui. Telle la pensée qui s’édifie à la lecture de nos classiques la littérature invente le quotidien et les œuvres de demain. Ruth GURVICH construit ou déconstruit le monde ? Telle est la question.

Les influences partagées

Ruth GURVICH n’invente pas tant des formes qu’elle ne façonne tout autant des objets.
Les matériaux qu’elle utilise se plient, s’adaptent à son projet et servent son œuvre. Comme le papier, elle les emploie dans son champ artistique sachant tout à la fois prendre acte de leur nature, de leurs contraintes, mais aussi sachant en extraire une expression plastique nouvelle.

A partir des modèles en papier, Ruth GURVICH va concevoir de vrais objets en porcelaine, si fins qu’ils ne sont pas vraiment utilitaires et supposent un usage modéré, telle la grande tradition des œuvres d’art en porcelaine que l’on collectionne et protége.

L’objet est moulé à partir des modèles en papier. Mais la porcelaine a aussi ses exigences. Moulée, sa finesse est telle qu’elle imprime chaque aspérité, qu’elle garde en mémoire le moindre choc quelle que soit l’étape de sa mise en forme. La cuisson à haute température provoque en elle un retrait de la matière de 14%.

En cela, la porcelaine est un matériau vivant, extrêmement technique et sophistiqué. Elle se réalise en plusieurs étapes et de nombreuses cuissons. Suite à une première cuisson à 750°C, le dégourdi livre un matériau friable sur lequel doivent être réalisées quelques interventions à la main : ponçages ponctuels, rebouchages éventuels de petites cavités, etc.... Le biscuit (bi-cuit) est obtenu par cuisson à haute température de 1380°C (grand feu) qui fixe la porcelaine et qui exige de l’artisan une connaissance approfondie du four et des temps de refroidissement. L’émail liquide est appliqué avant la troisième cuisson, ni trop, ni trop peu, sans coulure etc.... Enfin, la couleur est obtenue après une ou plusieurs cuissons, sachant que la connaissance des pigments est primordiale pour atteindre le résultat souhaité car les couleurs se transforment à la chaleur.

La porcelaine est un matériau exigeant et la blancheur mâte du biscuit n’est pas sans évoquer le blanc du papier et l’attachement particulier de Ruth GURVICH à celui-ci. Il n’en fallait pas davantage pour qu’elle réalise une de ses associations magiques et nous confonde. Surgissent alors des installations mixtes créant des paysages insolites dans lesquels se trouvent associés porcelaines et papiers, porcelaines peintes à l’aquarelle... porcelaines dessinées au crayon révélant les patrons des constructions en papier... les matières se mélangent, se confondent, les techniques se superposent, le brouillage des pistes se poursuit.

Le motif en forme de lignes de cote apparaît soulignant et dimensionnant les arêtes. Faisant appel à l’expression graphique du dessin technique, l’oeuvre se charge d’une résonance nouvelle. Le motif

nous renvoie à la conception de l’objet, à ses études à ses recherches et nous rappelle la géométrie précise de sa construction.

Ruth GURVICH nous livre les dimensions exactes de l’œuvre comme une affirmation de son état. A l’égal d’une équation scientifique, l’œuvre d’art ne serait que la mise en équation d’une recherche théorique.

La ligne de côte conserve son rôle technique. Cependant, peinte puis cuite, à l’instar des vrais décors, elle est renvoyée au vocabulaire du motif décoratif. Le choix de Ruth GURVICH n’est pas anodin, empruntant les codes graphiques du dessin technique, elle ne fait que nous ramener à ses préoccupations originelles sur la représentation et la multiplicité de ses codes. Appartenant au domaine du papier les côtes accentuent et révèlent l’effet papier plié de la porcelaine. Par ce subterfuge, la finesse de sa texture, le marquage des plis..., la porcelaine tend à devenir papier effaçant sa dimension d’objet. La porcelaine annihile son statut d’objet pour ne devenir qu’objet de représentation.

Mixant les codes de représentation, Ruth GURVICH nous révèle une nouvelle fois, que tout commence par une feuille de papier. Avant le verbe, la feuille de papier.

Par contre, grâce à la porcelaine et à son mode de fabrication, l’œuvre d’art devient multiple.
Ruth GURVICH consciente de ces glissements entre œuvre d’art et design nous interroge sur le sens et la place de chacun...

Inlassable, inclassable, oeuvre après œuvre, Ruth GURVICH poursuit son lent travail de transgression.

bottom of page